Questions d’identité : Kertesz et la Savoie

« […] Alors j’envisageais d’aller vivre à la campagne et de devenir agriculteur. En 1920 je pris un congé de maladie de six semaines[1]Après la guerre, Kertesz a repris son emploi à la Bourse de Budapest.
et j’allais les passer dans un village près de Budapest, où j’avais loué de la terre, pour me familiariser avec l’agriculture.»[2]Rapporté par Agathe Gaillard, dans : Kertesz, Belfond, Paris, 1980, p. 20.
C’est à cette phrase que je pensais quand je vis pour la première fois, en 2005, les photographies qu’André Kertesz réalisa en Tarentaise [3]Exposition conçue par Pascal Lemaître et coréalisée par l’espace Malraux de Chambéry et la Facim, 13 janvier-24 février 2005. Voir : Jean et Renée Nicolas, Pascal Lemaître, La Savoie … Continue reading en 1931. Les mauvaises langues ne manqueront pas de remarquer que ma suffisance est ici mise en défaut, mais je dois l’avouer : ces images m’étaient jusqu’alors inconnues, même si j’avais longuement feuilleté Vu [4]7 photographies du reportage sont parues dans : F. Lefèvre, « Le Sol, le sacrifice du cochon », Vu n° 189, 28 octobre 1931, p. 2430-2431. de cette période. Mon attention avait sans douté été retenue par d’autres sujets plus prégnants de l’époque, notamment le problème de la perception, dans la France des années trente, de la montée des totalitarismes.
Mais fouiller dans la vie et l’œuvre de Kertesz, c’est à chaque fois découvrir une pépite, dont on se saisit avec l’indéfinissable sentiment d’être entré là presque par effraction. Étrange impression, devant cet œuvre pléthorique et protéiforme, où l’on va chercher parfois par nécessité, toujours avec certitude. Avec Kertesz, un postulat : pas d’exclusive, tout est dedans !
Alors que l’exposition rétrospective « André Kertesz » [5]Le Jeu de Paume, exposition « André Kertesz », Michel Frizot et Annie-Laure Wanaverbecq, commissaires ; 28 septembre 2010-6 février 2011. a parcouru l’Europe (après Paris : Winterthur, Berlin, Budapest), retour sur la question de l’identité culturelle confrontée à la photographie.

Du photographe
Qui est le Kertesz du début des années trente ? D’abord un homme de 36 ans, qui a quitté sa Hongrie natale en 1925 pour débarquer à Paris sans parler un mot de français. Issu d’une famille plutôt aisée, son adolescence fut marquée par le décès de son père et la découverte de la photographie. Diplômé de commerce, Kertesz a découvert la vie active dès 1912, comme employé de bureau à la Bourse de Budapest[6]Est-il utile de rappeler que l’agglomération de Budapest est déjà, à cette époque, forte d’un million et demi d’habitants et qu’elle dispose d’une ligne de métro depuis 1896 ?. Puis la guerre l’a marqué dans sa chair : par la maladie, d’abord, par une sévère blessure par balle, ensuite. En 1931, c’est un homme marié qui rompt avec sa femme[7]André Kertesz a épousé en 1928 une de ses compatriotes, Rozsa Klein (la photographe Rogi André). car cette année-là Erzsebet, son amour de jeunesse, est arrivée à Paris.
André Kertesz est alors un photographe professionnel accompli. Il a publié en Hongrie avant son exil vers la France et, dès 1926, dans des journaux allemands ; cette même année, il a travaillé comme retoucheur dans un studio de Boulogne-Billancourt. A partir de 1927, son carnet de commande s’est étoffé (journaux français et allemands) ; Kertesz gère ses affaires lui-même : il est travailleur indépendant[8]On dirait aujourd’hui qu’il travaille en « free-lance ». Rappelons que le mot anglais freelancer signifie « travailleur indépendant », et que le pédantisme photographique ambiant conduit à … Continue reading, et ne confie l’administration de ses intérêts à aucune agence. Le séjour en Savoie de 1931 apparaît à ce titre exemplaire: le 18 juillet, Kertesz est au solarium d’Aix-les-Bains ; ce reportage, qui semble n’avoir aucun rapport avec l’objet principal de sa présence en Savoie, participe de son sens de la rentabilisation des déplacements. Il donnera lieu à deux parutions en avril suivant[9]« Das solarium in Aix-les-Bains », Das Illustrierte Blatt, n° 17, 24 avril 1932, p.437 ; « A la poursuite du soleil », La vie au Foyer, 17 avril 1932, p.233.. Son exposition (mars 1927) à la galerie « Au Sacre du Printemps » a donné plus de visibilité à ses travaux, et lui a permis d’être remarqué par le patron de Vu, Lucien Vogel. Cette rencontre a inauguré une collaboration régulière[10]À l’été 1931, les photographies de Kertesz ont été publiées dans 80 reportages parus dans Vu depuis 1928..
Kertesz semble intéressé par la technique photographique : il renouvelle fréquemment son matériel, et se procure un Leica dès 1928. Cet achat indique qu’il gagne alors plutôt bien sa vie, puisque cet appareil coûte environ 1800 francs, c’est-à-dire l’équivalent de 4 à 8 mois de salaire d’un employé de studio de photographie. Attiré depuis toujours par le petit format (son premier appareil fut un 4,5 x 6 à plaques), Kertesz ne délaisse pas pour autant les formats plus grands, ce qui témoigne de sa capacité à adapter les moyens de production aux exigences de chaque commande ; ainsi, un grand nombre des photographies de Savoie de 1931 seront réalisées sur plaques 9 x 12[11]Recadrage aisé, agrandissement d’un détail facilité par le grand format..
Depuis son arrivée à Paris, Kertesz fréquente le milieu artistique d’avant-garde et y noue de solides amitiés, sans pour autant s’y aliéner. Exposant régulièrement en France et à l’étranger, il présente son travail dans les manifestations qui marqueront l’histoire de la photographie : le Salon de l’Escalier[12]XIXe Salon de l’Escalier, Premier Salon indépendant de la photographie, Paris, Comédie des Champs-Elysées, du 24 mai au 7 juin 1928. en 1928, Film und Foto en 1929[13]International Ausstellung von Film und Foto, Stuttgart, du 18 mai au 7 juillet 1929., entre autres.

De l’objet du reportage, de la commande
La Savoie, territoire français depuis 1860 seulement, atteint son minimum démographique en 1920. La région entame une période de mutations culturelles pour deux raisons principales : l’apparition de structures et d’organisations de sports d’hiver, la généralisation du transport automobile au sein des classes aisées, importent le tourisme estival et hivernal ; les innovations liées à l’utilisation de la houille blanche (l’énergie produite par les chutes d’eau) provoquent un essor industriel (électrochimie, électrométallurgie) qui induit de profonds changements au sein de la société rurale traditionnelle (apparition de l’ouvrier-paysan, par exemple).
Au milieu de l’entre-deux guerres, le folklore n’est pas encore assimilé au conservatisme de l’idéologie du retour à la terre (il y faudra pour cela la mise en place du régime de Vichy). Sous la Troisième République, le folklore s’est largement développé dans un travail de collecte et d’inventaire : les contes, les rites, les coutumes sont patiemment explorés, le plus souvent localement par les membres des sociétés savantes, qui font état de ces recherches dans leurs bulletins ou revues respectifs. Georges-Henri Rivière sera à l’origine de la création du musée des Arts et Traditions populaires en 1937. La photographie documentaire a naturellement pris sa place dans ce mouvement de recherches et d’accumulation de données régionales.
Le roman régionaliste, tout en s’inscrivant dans ce cadre, est l’emblème de la littérature provinciale contre le centralisme intellectuel parisien. Le Félibrige avait initié cette volonté de connaissance et de défense des us et coutumes régionaux, véhiculés par la langue d’oc sur laquelle planait la menace de l’oubli. Le succès de cette littérature régionaliste se mesure aux prix Goncourt qu’elle obtient au cours des premières décennies du XXe siècle, avec par exemple Louis Pergaud (De Goupil à Margot, 1910), Ernest Pérochon (Nêne, 1920), Maurice Genevoix (Raboliot, 1925), etc. Le roman Le Sol, de Frédéric Lefèvre, pour l’illustration duquel Kertesz se rend en Savoie, s’inscrit dans ce large mouvement. Le 28 octobre 1931, Vu ouvre ses colonnes sur deux pages au travail de Kertesz et Lefèvre [14]Voir supra note 4. (Le Sol sort chez Flammarion en novembre). En janvier 1932, 15 photographies paraissent dans Art et Médecine, avec un article de P. Scize, intitulé « En Vanoise ».

De la photographie, au confluent des identités culturelles
Les images produites au cours de ce reportage sont le résultat d’une confrontation ; elles sont le champ de bataille de l’affrontement de plusieurs identités, de plusieurs cultures, qui cherchent, chacune, une place par rapport aux autres.
Celle du photographe d’abord. En juillet 1931, Kertesz est un homme doublement heureux. Il vient de retrouver son amour de jeunesse, il sait peut-être déjà que cet amour durera toute sa vie. Il sait aussi qu’il a désormais les moyens de faire valoir auprès de ses commanditaires une certaine conception de son métier, notamment sur un point : le refus systématique d’accorder l’exclusivité d’un reportage à quiconque [15]Comme ses collègues Elie Lotar et Germaine Krull, Kertesz devra parfois gérer quelques conflits avec ses commanditaires en raison de cette exigence ou à cause de l’usage indu ou détourné de … Continue reading. Même si son statut d’immigré ne lui donne pas toute la force nécessaire dans les négociations, la posture de photographe-artiste indépendant qu’il revendique est de mieux en mieux respectée. C’est sans doute pour cette raison que le reportage en Savoie est si complet, si riche, en terme de points de vue, de sujets traités ; les photographies de juillet 1931 sont pleines de bienveillance, mais sans pathos, ce sont celles d’un homme de la ville qui connaît le milieu rural depuis sa jeunesse, et qui sait s’y mouvoir. Ce sont des images « conscientes ».
L’identité culturelle des commanditaires ensuite. Alors que Frédéric Lefèvre et son roman semblent être à l’origine de la commande, Le Sol sera mis sous presse sans les photographies [16]Pascal Lemaître, à l’origine de l’exhumation des travaux de Kertesz en Savoie, ne propose pas d’explication à cet échec. Sur l’enquête minutieuse de Pascal Lemaître, voir : Jean et … Continue reading. Les pages où devaient être publiées les photographies s’adressent à une bourgeoisie provinciale, attachée au « petit pays », un territoire qu’elle connaît, dont elle maîtrise les codes, et qui subit selon elle l’intellectualisme parisien. Si Art et Médecine exploite la fibre ethnologique, ou l’hygiénisme (avec les photographies de la fabrication du fromage, par exemple), Vu se situe sur un plan plus exotique en choisissant un extrait du roman de Lefèvre consacré au « sacrifice du cochon », avec des images plutôt touristiques ou presque étrange, comme le portrait des deux savoyardes ; ici, les photographies publiées sont légendées par une phrase extraite du roman.
L’identité culturelle des personnes photographiées enfin. Ou plutôt la conscience qu’ont ces dernières d’être les dépositaires d’une manière de vivre et de penser, qui justifie leur acceptation de l’acte photographique les concernant. Car se laisser photographier n’est pas plus anodin que photographier. C’est accepter à la fois d’être différent (ce qui permet d’admettre qu’il y ait intérêt de la part du photographe), et de se sentir identique (ce qui autorise l’acte photographique, puisqu’on sait alors montrer ou dissimuler).

Du conflit, pour définir le concept d’identité culturelle
L’idée qu’un individu, ou qu’un groupe social, disposerait d’une identité culturelle ne se conçoit que s’il y a observation de cette identité culturelle, puis comparaison : c’est l’établissement de la différence qui marque la notion identitaire. Comment Le Sol de Frédéric Lefèvre et la Savoie photographiée par André Kertesz nous renseignent-ils sur les ingrédients qui composent cette recette complexe de l’identité culturelle ?
La question première est celle de l’enracinement sur un territoire. Dans le cas qui nous occupe, ce territoire est d’abord physique. Alors que la Hongrie natale de Kertesz est plate comme le dos de la main, la Savoie est un monde pentu. Le photographe souligne sans cesse cette pente omniprésente dans son travail: plongée, contre-plongée, paysages fermés par la montagne, tortueux raidillons auxquels les maisons sont reliées par quelques marches bancales. Kertesz ira même, pour respecter les aplombs, jusqu’à dépasser les capacités de décentrement de sa chambre folding. L’écrivain n’est pas en reste dans cette description de la déclivité : les protagonistes du roman ne cessent de monter et de descendre. Qu’il s’agisse du travail à la ferme, ou qu’il soit question d’aller danser un soir, toujours la même peine à se mouvoir. Ce que Kertesz ne montre pas (en raison de ses cours séjours estivaux), Lefèvre le décrit minutieusement : les écarts de température en fonction de l’altitude, en fonction de la saison ; la violence des évènements météorologiques (la pluie, l’orage), ou leur importance (la neige et le froid hivernal).
Une fois peint le territoire, reste à montrer l’enracinement. Avec Lefèvre, il est conçu sous trois formes : archaïque, intellectuel, nécessaire. L’enracinement archaïque, c’est celui de Charles, cadet de la famille Guionnet, ou de son père Auguste. Jamais idée de vivre ailleurs ne viendrait à ces deux là. La montagne et ce qu’ils ont à y faire les emplissent totalement. Le territoire comble leurs sens, autant que la fonction sociale qu’ils y occupent exclut toute quête qui lui serait étrangère. Mathilde, la cousine de Paris, élabore à l’occasion d’une sorte de retour aux sources un enracinement intellectuel : vivant ailleurs depuis toujours, elle prend conscience de l’importance de donner enfin une forme tangible au territoire de ses origines, territoire qu’elle ne connaissait jusqu’alors que par les mots de son père. Deux aspects enfin de la nécessité: l’un est vécu par Michel, aîné de la famille, attiré par l’exil mais contraint de rester à la ferme après le décès accidentel de son frère ; l’autre par les immigrés italiens, qui ont trouvé là une terre d’accueil, comme Bellini « [qui] vit là en montagnard », mais « […] ne sera jamais tout à fait comme ceux d’ici » [17]Frédéric Lefèvre : Le Sol, Flammarion, Paris, 1931 ; réédition par La Fontaine de Siloé, Montmélian, 2004, p. 174., ou comme Barbetta, le locataire qui fait presque partie des meubles.
Kertesz photographie des gens assis : la femme qui allaite son enfant, le vieux dans son intérieur traditionnel, Barbetta sur le seuil de sa maison, l’aubergiste avec sa femme et son enfant, des paysans prenant un repas… Même la traite en plein air est l’occasion d’un cliché où le trayeur semble physiquement enraciné ! Autre moyen du photographe pour dépeindre l’enracinement du paysan : le défi du regard. Nombre de personnes photographiées au cours du reportage ont les yeux fixés sur l’objectif, manière d’instaurer une distance définitive entre eux et le photographe, entre eux qui sont d’ici et le photographe qui est d’ailleurs. Kertesz travaille alors sur la symbolisation de l’étrangeté pour signifier l’appartenance de son sujet à une communauté dont l’observateur, a posteriori, sera exclu, témoin à jamais dans un monde où il ne peut être acteur. La photographie démontre l’enracinement du sujet par la marginalisation du spectateur.
Les coutumes, les rites, le religieux, sont constitutifs de l’identité culturelle. Quel est à ce sujet le point de vue du juif hongrois Kertesz [18]Il ne semble pas que sa religion d’origine ait jamais pris beaucoup de place dans la vie d’André Kertesz ; j’envisage ici la judéité dans son aspect éducatif, d’une part, et comme source … Continue reading et de l’ancien pensionnaire du Petit Séminaire Lefèvre, proche des thèses du christianisme social ? Dans Le Sol, la messe du 15 août se déroule dans une église vétuste ; célébré par un prêtre désabusé, l’office oblige d’abord les femmes et les enfants, alors que les hommes « […] se réunissent dans l’unique café, chez Bartolo, où ils attendent le dernier coup de la messe en buvant du vin rouge » [19]F. Lefèvre, op. cit., p. 128. avant d’aller se dandiner dans l’église, « […] fatigués d’une immobilité qui ne leur est point coutumière […] » [20]F. Lefèvre, op. cit., p. 131.. Pour l’ancien séminariste, le fait religieux est ici moins pieux que traditionnel. La messe n’offrant guère de plaisir, la satisfaction vient du devoir accompli. Il n’en reste pas moins que le dévouement quotidien de « Maman Julie », son amour profond pour ses enfants, ses renoncements de jeunesse, même, relèvent d’une fidélité à l’ordre des choses qui confine à la piété. Kertesz n’a aucun mal à dépeindre cette religiosité fragile mais entretenue : une femme seule priant dans une petite église déserte, un humble autel flanqué de deux piliers baroques, une répétition du chœur de la paroisse ; le curé (le «vrai» curé, en l’occurrence, et non celui du roman) devient sur les clichés l’emblème de cette sécularisation contrainte. Photographié la faux sur l’épaule, ou dans son activité de sourcier, le prêtre prend toute sa place dans la peinture d’une société où la nécessité de survivre hiérarchise les obligations, dans le plus pur respect des exigences d’une Troisième République laïque. A contrario, l’image du prêtre impliqué dans la vie quotidienne induit la vanité de l’anticléricalisme.
Reste enfin à définir certaines caractéristiques d’une société rurale déjà menacée, aux yeux de certains, de disparition : l’habitat, les travaux estivaux de la ferme, l’impact de l’activité humaine sur le paysage, les techniques traditionnelles, autant de domaines que les images de Kertesz s’attachent à rendre dans les moindres détails. Le langage, en revanche, n’est pas affaire de photographie ; trouve-t-on dans Le Sol l’empreinte de cet élément constitutif de l’identité culturelle ? À l’évidence il n’en est rien, même si quelques expressions locales y sont retranscrites entre guillemets [21]On y trouve à plusieurs reprises le « pis » savoyard, qui nuance une négation ; le cochon reste le « caïon », on garde la chèvre « en ça » (pour ici), etc.. On ne trouve guère dans le roman de traces d’incompréhension liée à l’usage de langages différents. Pourtant, des personnages issus de groupes aux origines différentes s’y côtoient : les cousines parisiennes ont sans doute l’accent pointu, et les savoyards de cette région encore peu touchée par le tourisme devraient avoir quelques difficultés à parler un français académique (sans compter avec leur accent traînant) ; tout juste se borne-t-on à signaler l’accent vénitien de l’italien Bellini. Pourquoi ?

Les photographies de Kertesz et le roman de Lefèvre définissent en « creux » d’autres identités culturelles
Alors que le photographe adopte, par défaut, la posture de l’observateur, celle-ci n’est pas automatique pour l’écrivain. Or, Frédéric Lefèvre, par ailleurs journaliste, se pose lors de son séjour savoyard en enquêteur autant qu’en écrivain. Alors que le travail de Kertesz prend parfois des airs de reportage anthropologique (notamment quand il photographie Marie Vionnet, à Saint-Marcel, de face et de profil), celui de Lefèvre se veut ethnologique et vulgarisateur. Tous deux dépeignent la culture de l’élite dont ils font partie. Cette culture est confrontée, au début de ces années trente, à la prise de conscience de l’existence d’une culture populaire dont la diversité et les aspirations sont parfois très éloignées de la leur. Lefèvre met ainsi en balance une vie sédentaire et contemplative et l’émigration vers la ville, craignant la perte inéluctable du bon sens paysan, alors que la société rurale savoyarde se prépare à améliorer le sort de ses enfants en valorisant son industrie et ses atouts touristiques. Quand l’écrivain fait dire à son curé que « les vieux sont les plus vaillants », et qu’il faudrait songer à marier le fils cadet (sous-entendu : pour augmenter le nombre de bras pouvant travailler à la ferme), il néglige le fait que bon nombre de régions françaises se sont dépeuplées au profit du dynamisme urbain, et que la misère, même devant un beau paysage, reste la misère. La timidité de langage de Lefèvre est tout aussi significative. Lorsqu’il décrit « l’escabeau en forme de selle, muni d’un seul pied » [22]F. Lefèvre, op. cit., p. 31., alors que bien des savoyards nomment l’objet une « botte-à-cul », ou quand il parle de « monter les bêtes à la montagne » [23]F. Lefèvre, op. cit., p. 6., alors que les tarins parlent encore de « l’emmontagnée », il fait œuvre d’ethnologue de salon. La cousine Mathilde du roman et Frédéric Lefèvre se ressemblent : ils comprennent après avoir observé, mais la ruralité dont ils sont issus n’est pour eux qu’une ressource intellectuelle et physique qui, par son apparente stagnation, les réconforte. Pour eux, l’espace rural est mutilé par le progrès (les usines), bien que celui-ci y ait apporté l’électricité. Le roman de Frédéric Lefèvre, symbole de fracture entre groupes sociaux, valide l’existence d’identités culturelles différentes.
Kertesz lui, ne se veut pas acteur. Sa posture, il sait même l’introduire dans ses photographies : combien de clichés de Savoie montrent, en contre-plongée, l’homme à sa fenêtre ? Même Lefèvre sera photographié ainsi, en observateur innocent d’un monde que le photographe, lui, doit affronter. Lorsque l’écrivain passe à l’enquête, à l’interview, c’est au tour de Kertesz de photographier la scène en plongée, comme s’il voulait montrer là quelque distanciation de sa part. Cette prise de distance lui est imposée par le métier : quand il photographie le « vrai », quand il applique son principe selon lequel « la photographie doit être réaliste » [24]Jean Gallotti, « La photographie est-elle un art ? Kertesz », L’Art vivant, 1er mars 1929, in : Dominique Baqué, Les documents de la modernité, J. Chambon, Paris, 1993, p. 381., il sait que ses commanditaires construiront à partir de ses clichés une fiction propre à captiver leur lectorat. Il est ainsi une sorte de passeur entre deux identités culturelles, à l’évolution desquelles il contribue. D’un côté, son sujet se sent valorisé par l’acte photographique, en partie par cette croyance en l’immortalisation par la photographie ; de l’autre l’intérêt qu’il a porté à son sujet le rend important aux yeux du spectateur des photographies.

Une hypothèse
Pourquoi Le Sol parut-il sans les photographies de Kertesz ? Qu’on me permette ici une hypothèse parfaitement gratuite, alors que des raisons purement économiques ou contractuelles sont envisageables. Kertesz a en partie travaillé auprès de Frédéric Lefèvre. Celui-ci s’est largement inspiré de personnes vivantes pour donner forme aux personnages de son roman. Or Lefèvre avouait alors une forte ambition littéraire, autant que Kertesz aspirait à une réussite photographique. Qui s’est rendu compte, en particulier lors de la parution de l’extrait du « Sacrifice du cochon » dans Vu [25]Voir note 4., que les photographies auraient nui aux images du roman ? Il n’est que de regarder la couverture de la réédition du roman [26]Voir note 17. pour s’en apercevoir : que valent les mots de Lefèvre à propos de « Maman Julie » en face du portrait de Julie Vionnet réalisé par Kertesz ? Du « Sorcier des Nouvelles Littéraires » [27]Surnom donné à Frédéric Lefèvre. ou du « Frère voyant » [28]Kertesz fut ainsi qualifié par Paul Dermée dans un poème qu’il écrivit à l’occasion de l’exposition à la galerie du « Sacre du Printemps », en référence au moine qui conduit ses … Continue reading, lequel envoûte l’autre ?

Bibliographie indicative :
– Michel Frizot et Annie-Laure Wanaverbecq, commissaires : Kertesz, Le Jeu de Paume, exposition « André Kertesz », 28 septembre 2010-6 février 2011, Editions Hazan/Editions du Jeu de Paume, Paris, 2010.
– Michel Frizot, Cédric de Veigy : Vu, le magazine photographique, 1928-1940, La Martinière, Paris, 2009.
– Agathe Gaillard: Kertesz, Belfond, Paris, 1980.
– Ben Lifson : André Kertesz-Les instants d’une vie, Booking International, Paris, 1993.
– Colin Ford (et alter) : La photographie hongroise-Brassaï, Capa, Kertesz, Moholy-Nagy, Munkacsi (Exposition Royal Academy of Arts, Londres, 30 juin au 2 octobre 2011), 5 Continents Editions, Paris, 2011.
– Jean et Renée Nicolas, Pascal Lemaître : La Savoie d’André Kertész, éditions La Fontaine de Siloé, 2004.
– Frédéric Lefèvre : Le Sol, Flammarion, Paris, 1931 ; réédition par La Fontaine de Siloé, Montmélian, 2004.
– Dominique Baqué : Les documents de la modernité-Anthologie de textes sur la photographie de 1919 à 1939, Editions Jacqueline Chambon, Paris, 1993.
– Christian Delporte, Jean-Yves Mollier, Jean-François Sirinelli (Dir.) : Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine, P.U.F., Paris, 2010.
– Serge Berstein : La France des années 30, Armand Colin, Paris, 2002.

References

References
1 Après la guerre, Kertesz a repris son emploi à la Bourse de Budapest.
2 Rapporté par Agathe Gaillard, dans : Kertesz, Belfond, Paris, 1980, p. 20.
3 Exposition conçue par Pascal Lemaître et coréalisée par l’espace Malraux de Chambéry et la Facim, 13 janvier-24 février 2005. Voir : Jean et Renée Nicolas, Pascal Lemaître, La Savoie d’André Kertész, éditions La Fontaine de Siloé, 2004.
4 7 photographies du reportage sont parues dans : F. Lefèvre, « Le Sol, le sacrifice du cochon », Vu n° 189, 28 octobre 1931, p. 2430-2431.
5 Le Jeu de Paume, exposition « André Kertesz », Michel Frizot et Annie-Laure Wanaverbecq, commissaires ; 28 septembre 2010-6 février 2011.
6 Est-il utile de rappeler que l’agglomération de Budapest est déjà, à cette époque, forte d’un million et demi d’habitants et qu’elle dispose d’une ligne de métro depuis 1896 ?
7 André Kertesz a épousé en 1928 une de ses compatriotes, Rozsa Klein (la photographe Rogi André).
8 On dirait aujourd’hui qu’il travaille en « free-lance ». Rappelons que le mot anglais freelancer signifie « travailleur indépendant », et que le pédantisme photographique ambiant conduit à utiliser le médiéval free lance, qui signifie plutôt « mercenaire ». A chacun de se déterminer…
9 « Das solarium in Aix-les-Bains », Das Illustrierte Blatt, n° 17, 24 avril 1932, p.437 ; « A la poursuite du soleil », La vie au Foyer, 17 avril 1932, p.233.
10 À l’été 1931, les photographies de Kertesz ont été publiées dans 80 reportages parus dans Vu depuis 1928.
11 Recadrage aisé, agrandissement d’un détail facilité par le grand format.
12 XIXe Salon de l’Escalier, Premier Salon indépendant de la photographie, Paris, Comédie des Champs-Elysées, du 24 mai au 7 juin 1928.
13 International Ausstellung von Film und Foto, Stuttgart, du 18 mai au 7 juillet 1929.
14 Voir supra note 4.
15 Comme ses collègues Elie Lotar et Germaine Krull, Kertesz devra parfois gérer quelques conflits avec ses commanditaires en raison de cette exigence ou à cause de l’usage indu ou détourné de ses clichés. Son reportage à La Trappe (1929) fit ainsi surgir quelques difficultés puisque certaines photographies furent utilisées par Uhu pour illustrer la vie d’un moine défroqué.
16 Pascal Lemaître, à l’origine de l’exhumation des travaux de Kertesz en Savoie, ne propose pas d’explication à cet échec. Sur l’enquête minutieuse de Pascal Lemaître, voir : Jean et Renée Nicolas, Pascal Lemaître, opus cit., p. 151 à 159.
17 Frédéric Lefèvre : Le Sol, Flammarion, Paris, 1931 ; réédition par La Fontaine de Siloé, Montmélian, 2004, p. 174.
18 Il ne semble pas que sa religion d’origine ait jamais pris beaucoup de place dans la vie d’André Kertesz ; j’envisage ici la judéité dans son aspect éducatif, d’une part, et comme source de la contrainte à l’exil, d’autre part, et non dans le cadre strictement religieux.
19 F. Lefèvre, op. cit., p. 128.
20 F. Lefèvre, op. cit., p. 131.
21 On y trouve à plusieurs reprises le « pis » savoyard, qui nuance une négation ; le cochon reste le « caïon », on garde la chèvre « en ça » (pour ici), etc.
22 F. Lefèvre, op. cit., p. 31.
23 F. Lefèvre, op. cit., p. 6.
24 Jean Gallotti, « La photographie est-elle un art ? Kertesz », L’Art vivant, 1er mars 1929, in : Dominique Baqué, Les documents de la modernité, J. Chambon, Paris, 1993, p. 381.
25 Voir note 4.
26 Voir note 17.
27 Surnom donné à Frédéric Lefèvre.
28 Kertesz fut ainsi qualifié par Paul Dermée dans un poème qu’il écrivit à l’occasion de l’exposition à la galerie du « Sacre du Printemps », en référence au moine qui conduit ses frères aveugles.