Entre Deux Guerres: émancipation de la photographie

Le contexte

Entre l’armistice du 11 novembre 1918 et la déclaration de guerre du 3 septembre 1939, il ne s’écoule que vingt-et-un ans. Une vingtaine d’années pendant lesquelles le monde se rétrécit, dans le temps et dans l’espace. L’information circule plus vite, avec la généralisation du téléphone, de la radio ; les moyens de transport s’améliorent dans les pays développés : le rail, la route, bientôt les airs, raccourcissent les distances, pour les hommes comme pour les marchandises et le courrier. Les années prospères font naître un véritable engouement pour la technologie, et l’industrialisation massive en Europe et aux Etats-Unis produit des effets remarquables qui intéressent particulièrement les photographes : l’essor de la presse, de plus en plus illustrée, qui profite de la modernisation des techniques d’impression et du bélinographe ; la marchandisation, qui passe de la « réclame » à la publicité ; les matériels professionnels de prise de vue, qui s’orientent résolument vers des petits formats, plus maniables et plus souples : le champ d’action des photographes s’élargit commercialement alors qu’au même moment les débats suscités par les avant-gardes artistiques nées sur les charniers de la première guerre mondiale élaborent de nouvelles pistes pour la création.

La boucherie de 14-18 a eu des conséquences multiples sur les peuples qui l’on vécue, les photographes n’en seront pas exempts. Au-delà de l’horreur que suscite la guerre dans les mémoires, rappelons par exemple que celle-ci a eu pour effet quasi immédiat de valoriser la place des femmes dans la société, tant elles furent indispensables pendant le conflit, et tant il manquera de bras masculins à son issue ; l’entre-deux-guerres voit naître une féminisation de la profession, qui aura une influence formelle et philosophique indéniable. Le traumatisme recentre les esprits sur une photographie utile, tant cette dernière a montré qu’elle était infiniment supérieure aux autres arts plastiques pour montrer la réalité des tranchées : c’est le constat établi par les peintres allemands de la Nouvelle Objectivité, dont l’attitude va influencer les photographes.

Le pictorialisme triomphant d’avant-guerre ne peut qu’échouer devant la déferlante de la reconstruction des esprits et les besoins de l’économie dans une production d’images convaincantes, d’autant que la peinture, notamment, a d’ors et déjà su explorer de nouvelles voies. La photographie va vivre alors son émancipation : elle se libère de la peinture, trouve un marché, construit sa pensée critique, en un peu plus de dix ans. Quelles sont les bornes de cette expérience décisive ? Pour simplifier, nous avons choisi 1925 (parution de Malerei – Fotografie – Film de Laszlo Moholy-Nagy) et 1937 (Exposition internationale Paris 1937 – Arts et techniques dans la vie moderne où la photographie s’impose définitivement comme média à part entière).

Plus spécifiquement, il nous faut tenter d’expliquer ici ce que l’on entend aujourd’hui par « Straight Photography », « Nouvelle objectivité », « Nouvelle Vision », « Photographie pure », autant de vocables dont usent les historiens à propos de cette nouvelle photographie de l’entre-deux-guerres.

Il semble que l’on traduise habituellement « Straight Photography » par « Photographie pure ». C’est à la fois juste et approximatif. C’est juste, car les conceptions d’Emmanuel Sougez, adepte d’une photographie pure, sont proches de celles d’Alfred Stieglitz quand il expose pour la première fois le travail de Paul Strand[1]. Pour Sougez, la photographie doit « s’imposer par une conception plus loyale [que celle des avant-gardes] », et « [tout doit être mis en œuvre] pour extraire par la photographie la substance de toute chose »[2]. C’est approximatif, car l’anglais « straight » signifie plutôt « honnête ». La photographie pure serait donc surtout une photographie honnête, c’est-à-dire faisant exclusivement appel au dispositif photographique, en opposition à une photographie où le travail des matériaux, la conception des matériels, prendraient une place non négligeable dans l’élaboration de l’image. Envisagé sous cet angle, la photographie pure (honnête) s’oppose à la photographie pictorialiste (malhonnête). Sougez use donc de la formule Photographie pure entre guillemets, montrant ainsi combien elle est imprécise, et il nous faut noter qu’il fait de même en parlant de photographie objective[3].

Qu’est-ce donc que la Nouvelle Objectivité des photographes ? Souvenons-nous que la « Neue Sachlichkeit[4] » des peintres allemands n’est qu’une appellation générique : ni programme, ni manifeste, pour les artistes qui s’en réclament. Ceux-ci (parmi lesquels Otto Dix, George Grosz, Christian Schad) ont surtout alors en commun leur jeunesse (autour de la trentaine d’année) et la volonté de montrer la désastreuse réalité de l’Allemagne : dessin exact, vérisme des détails, absence de compassion, constats cliniques. Les travaux des peintres de la Neue Sachlichkeit confinent à un hyperréalisme de la pauvreté et de la douleur, à la tonalité satirique. Cela leur vaudra d’être assimilés par le régime nazi aux artistes «dégénérés». Au fur et à mesure que d’autres domaines (architecture, musique, littérature) s’approprie le terme, le réalisme initial, basé sur la critique sociale, s’atténue lorsque les photographes s’en emparent à la fin des années vingt : il n’en reste alors que la volonté de bâtir une nouvelle esthétique en renvoyant l’image d’un monde réel, sans l’interpréter ni l’altérer.

Mais alors qu’est-ce que cette « Nouvelle vision » dont on parle si souvent quand on aborde cette période d’émancipation de la photographie ? Reprenons : nous disposons d’une conception dont plus personne ne veut (le pictorialisme), d’une méthode de « bricoleurs » (le terme est de Sougez) issue de la liberté d’esprit des dadaïstes et des surréalistes (et à laquelle adhère en partie Moholy-Nagy), d’un système qui prône l’honnêteté (la photographie pure), et enfin d’une soumission à l’objectivité (die Neue Sachlichkeit). On considérera que la Nouvelle Vision est le résultat photographique de ces courants disparates. Deux raisons à cela : d’abord parce que les photographes ne s’astreignent pas aux exigences de l’un ou de l’autre, mais alternent les pratiques en fonction du moment et des commandes (Kertesz « bricole » avec ses distorsions, et produit de manière quasi ethnologique pour Vu ou quand il illustre un ouvrage sur une communauté savoyarde) ; ensuite parce que les promoteurs de la photographie ne choisissent pas alors parmi ces courants : les concepteurs de l’exposition Film und Foto (la « FiFo », Stuttgart, 1929, regroupe les œuvres de photographes européens et américains aux pratiques variées) n’établissent pas de hiérarchie mais se posent en éclectiques, puisqu’il s’agit pour Gustav Stotz, directeur de la manifestation, de déterminer « le véritable champ d’action de la photographie ». Pour simplifier à l’extrême : « Straight Photography », «Photographie pure», « Nouvelle objectivité », sont des moyens ; la « Nouvelle vision » est le résultat photographique de ces moyens.

Les théories

La photographie a suscité des débats théoriques dès le XIXe siècle. On se souvient de la diatribe de Baudelaire à l’occasion du Salon de 1859, mais on connaît moins le dialogue de spécialistes, dans les colonnes du Bulletin de la Société française de Photographie, entre Paul Périer et Eugène Durieu. Cependant, il faut attendre la fin du siècle pour que Robert de la Sizeranne, en pleine période pictorialiste, pose les questions qui vont animer les controverses pendant de longues années[5]. Ainsi, « la question est non point de savoir si la photographie possède les mêmes qualités que les autres procédés, mais si elle en possède de quelconques, dignes de leur être comparés », ou encore : « mais depuis quand juge-t-on de la valeur artistique d’une œuvre par la difficulté du procédé ? »

Moholy-Nagy. C’est en 1925 que paraît Peinture-Photographie-Film[6], dont l’introduction débute par cette phrase : « Cet ouvrage se propose de cerner l’ensemble des questions que pose la création optique contemporaine ». Dès lors est enfin posé le postulat (évident avec le recul historique) qu’il y a bien deux types de créations : celles qui font intervenir un dispositif optique, et les autres. Moholy-Nagy balise l’espace de sa réflexion : son étude doit compter avec les caractéristiques incontournables, avec l’inertie en quelque sorte, du dispositif d’enregistrement d’images[7] qui incorpore un système optique centré convergent (autrement dit, en photographie, un objectif). Il introduit dans son discours l’opposition entre figuration et représentation, pour laquelle la photographie lui semble incomparablement mieux adaptée que la peinture ; il absout la photographie de l’obligation de rendu perspectif (photogramme), mais considère qu’elle n’a nullement celle de se confondre avec l’abstraction ; il propose de passer de la représentation (enregistrement) à la mise en forme (perspective créatrice) en utilisant les pleines capacités du dispositif.

Renger-Patzsch. « Le secret d’une bonne photographie (qui, à l’égal d’une œuvre d’art, peut présenter des qualités esthétiques) est son réalisme ». Albert Renger-Patzsch représente un des liens initiaux avec les artistes de la Neue Sachlichkeit, sans en adopter le militantisme. Cadrages serrés, éclairage discret, détails finement rendus, lui permettent de mettre en valeur des jeux de tension, les caractéristiques essentielles des sujets qu’il photographie. Renger-Patzsch estime que la photographie est un instrument qui permet de voir mieux que l’œil, et qu’il faut l’utiliser à cette fin. Son livre Die Welt ist schön (Le monde est beau), qui paraît en 1928, devient immédiatement une référence pour les photographes modernes[8]. Dans les années qui suivent cette parution, les photographies du livre vont servir à illustrer un grand nombre d’articles consacrés à la photographie, notamment dans L’Illustration et dans Arts et métiers graphiques.

Film und Foto, Stuttgart, 1929[9]. L’exposition qui s’ouvre à Stuttgart en mai 1929 est internationale, et ce n’est pas la plus anodine de ses caractéristiques. Au dire de Gustav Stotz, son directeur, la «FiFo» veut faire le point sur « ce qui ne peut être créé qu’avec les moyens de la photographie, des moyens qui lui sont essentiels et qui lui appartiennent en propre ». Parmi ces moyens, Stotz, comme Moholy-Nagy, met en avant l’objectif, « cette petite lentille qui permet de saisir tous les objets avec clarté, netteté et précision », mais aussi cette capacité de fixer « en une fraction de seconde le mouvement le plus vif ». Pour la démonstration, Stotz fait appel aux photographes européens et américains, tant pour exposer que pour organiser cette démonstration : c’est la mise en place, au profit de la nouvelle vision photographique, de l’abolition des frontières qui fit la force du pictorialisme. En tout 1200 pièces d’exposition, illustrant toute la diversité des tendances de la photographie et du cinéma des dix dernières années. Une grande partie des installations fut reproduite en 1929 dans le livre Foto-Auge (Œil et Photo), publié sous la direction de Franz Roh et Jan Tschichold, lui-même théoricien de la typographie ayant participé activement au choix des photographies exposées[10].

Assumer les paradoxes.

Pendant vingt ans, la photographie moderne, au fil de son émancipation, se dote progressivement d’un appareil critique, de méthodes d’évaluation, et clarifie ses règles. Le résultat : des paradoxes se font jour, avec les débats qui vont avec. Un jour la photographie est un témoignage, un jour elle n’est qu’un document ; du statut d’outil hier elle peut passer à celui d’œuvre d’art demain. Cependant, chacun s’accorde à reconnaître que la photographie n’est pas une pratique picturale, qu’elle n’a pas de point commun avec la peinture, le dessin, la gravure, mais qu’elle est parfaitement adaptée aux exigences de représentation du monde moderne. Elle doit être autonome. Le chantre français de cette photographie pure et libre, c’est Emmanuel Sougez[11]. Le métier, l’honnêteté des moyens employés, la rigueur des procédures photographiques, la clarté des intentions, l’absence de compromissions, le respect du client et du spectateur, sont ses leitmotiv : ce sont les règles de l’art du photographe moderne.

Pour clore ce chapitre, deux phrases d’Edward Weston, écrites à la même époque : « On ne peut rien transmettre à autrui si l’on n’a pas senti, conçu et résolu un problème originel ». « Si l’artiste est assez grand, il se transformera en parfait artisan pour mieux exprimer ses points de vue ». De la méthode, du travail, de la sincérité, quoi !

[1] Exposition à la galerie « 291 », 1916. «Sa vision est puissante. Son travail est pur, direct, […] dénué de fioritures. Sans tromperie et sans mots en “isme”. […] Ses photographies sont l’expression directe d’aujourd’hui», écrit alors Stieglitz à propos des photographies de Strand.

[2] Emmanuel Sougez, La photographie, son histoire, Editions de l’Illustration, Paris, 1968, pages 203 et 206.

[3] E. Sougez, op. cit., page 200.

[4] La formule apparaît en 1925 : il s’agit du nom donné à l’exposition qui ouvre cette année là à la Kunsthalle de Mannheim.

[5] Robert de la Sizeranne, « La photographie est-elle un art ? », La Revue des Deux Mondes, tome CXLIV, livraison du 1er décembre 1897, pages 564 à 595.

[6] Laszlo Moholy-Nagy, Malerei, Photographie, Film, Bauhausbücher 8, Albert Langen Verlag, Münich, 1925. Laszlo Moholy-Nagy, Peinture-Photographie-Film et autres écrits sur la photographie (préface « Écritures de la lumière » par Dominique Baqué), éditions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1993, pour la traduction française.

[7] Pour se fixer les idées sur le sens du mot image, on pourra se référer à : Claudine Tiercelin, « Le concept d’image », conférence donnée le 6 juillet 2004 pour L’Université de tous les Savoirs-la suite. Consultable à l’adresse : https://www.canal-u.tv/chaines/utls/image-fixe-image-mouvante/le-concept-d-image.

[8] Die Welt ist schön : einhundert photographische Aufnahmen von Albert Renger-Patzsch (herausgegeben und eingeleitet von Carl Georg Heise), K. Wolff, Münich, 1928. L’ouvrage, aujourd’hui fort rare et très prisé des collectionneurs (il se négocie actuellement au prix de 400 euros en moyenne)  peut être consulté à la bibliothèque de l’Institut national d’Histoire de l’Art (INHA).

[9] Sur la FiFo, voir : Alain Sayag et Jean-Claude Lemagny (Dir.), L’invention d’un art, éditions du Centre George Pompidou et Adam Biro, Paris, 1989, pages 109 à 136.

[10] Pour se faire une idée plus précise de quelques œuvres exposées, on peut consulter le n°16 Spécial Photographie de la revue Arts et métiers graphiques (mars 1930), dont le contenu semble avoir été largement influencé par la FiFo.

[11] Sur Emmanuel Sougez, voir « Arts et Métiers Graphiques, introduction à l’histoire d’une revue emblématique », note 6, et « Notes sur « Le Rectangle »: la photographie « pure » à la française ».