Arts et Métiers Graphiques, introduction à l’histoire d’une revue emblématique

AMG 16 03 1930
Arts et Métiers Graphiques n°16 Spécial Photographie, mars 1930.

« Les abonnés d’Arts et Métiers Graphiques apprendront avec plaisir que la première année de la revue se vend 1200 francs, près de 9 fois le prix qu’elle leur a coûté ! Quel est le livre de luxe qui en si peu de temps acquerrait une telle plus-value. La seconde année est maintenant au prix de 500 francs et les premiers numéros de l’année en cours sont déjà épuisés : notre numéro de Photographie nous a en effet valu un très grand nombre de nouveaux abonnés : quel plus éclatant témoignage pouvions-nous avoir de son succès. »

C’est en ces termes que s’ouvre le numéro 18 du 15 juillet 1930 de la revue lancée en septembre 1927 par Charles Peignot, alors à la tête de la plus puissante fonderie de caractères de France ; une France qui ne connaît pas encore les affres de la grande crise, mais au contraire un optimisme économique qui n’est pas sans fondement et qui permet, depuis la stabilisation du franc Poincaré (1926-1928), de battre tous les records[1]. À une époque où l’imprimerie est en pleine expansion, Arts et Métiers Graphiques se présentera, dans « Photographie 1936 », comme « la revue la plus intéressante et la plus luxueuse du monde ». Au-delà du slogan publicitaire, Charles Peignot, en grand capitaine d’industrie, a su donner le jour à un objet peu banal : in-quarto raisin de 80 à 90 pages, soigneusement imprimé et mettant en scène textes et illustrations sur des papiers de grammage et de textures extrêmement variés, judicieusement choisis pour la démonstration, l’ouvrage est tiré à 3000 exemplaires à raison de six numéros par an (cinq numéros par an après août 1936). La revue est luxueuse, comme en témoigne son prix de vente, qui évoluera de 30 à 45 francs au cours de la décennie[2] ; elle l’est surtout par les signatures de ceux qui participent à l’aventure : Philippe Soupault, Paul Valéry, Robert Desnos, Pierre Mac Orlan, Max Jacob, André Malraux, tous marqueront l’histoire culturelle du XXe siècle. Le graphiste, typographe et réalisateur de photomontages Maximilien Vox, l’affichiste Cassandre, mais aussi Jean Cassou, qui deviendra Conservateur en chef du Musée National d’Art Moderne en 1946, Georges Limbours, poète et critique d’art, le peintre Dunoyer de Segonzac, Picart Le Doux, qui s’intéressait à la publicité avant de rencontrer Jean Lurçat, Charles Vildrac, un des fondateurs de « l’Abbaye » de Créteil ne sont que l’écume des nombreux collaborateurs de grande qualité choisis par Charles Peignot.

D’abord destinée aux imprimeurs, la revue se trouve rapidement un lectorat d’intellectuels, d’artistes, dessinateurs, illustrateurs et publicitaires. Le contenu du premier numéro de septembre 1927 affiche les ambitions des concepteurs : en l’absence de déclaration d’intentions, les articles de Paul Valéry (« Les deux vertus d’un livre »), Jean Luc (« Le catalogue d’art »), Walter S. Maas (« Subconscient et publicité »), A.V.F. Antoine (« De la réalisation technique des annonces dans les magazines américains ») ne laissent planer aucun doute sur leurs volontés ; on trouve en fin de volume toutes les indications techniques (papier, typographie, imprimeur) qui éclairent la réalisation pratique de la revue, article par article.

C’est en page de sommaire du numéro 2 (décembre 1927) qu’apparaît un Comité de direction ; il est composé de H.-L. Motti (directeur de l’imprimerie Vaugirard), Charles Peignot (directeur des fonderies Deberny-Peignot), Léon Pichon (imprimeur éditeur), Lucien Vogel, et Walter Maas. Marcel Astruc est rédacteur en chef ; dès avril 1928, il sera remplacé à ce poste par A. François Haab, lui-même chargé du secrétariat général en mai 1928 et remplacé par Bertrand Guéguan. Avec alors Charles Peignot comme directeur, la répartition des responsabilités semble stabilisée (en 1931, seuls trois noms à la composition du comité de direction : Léon Pichon, Lucien Vogel, Walter Maas).

Bien sûr, la présence dès l’origine au comité de direction de Lucien Vogel sera déterminante pour l’évolution de la revue, et s’attarder sur le personnage n’est pas inutile. Après un apprentissage à la Librairie Hachette, le jeune Lucien Vogel[3] a été nommé directeur artistique de Fémina (il a 20 ans !). Rédacteur en chef d’Art et Décoration trois ans plus tard, il créera La Gazette du bon ton en 1911, et L’Élégance parisienne en 1923. Il fonde en 1920 L’Illustration des modes qui devient Jardin des modes avec la collaboration de sa femme Cosette de Brunhoff, qui sera pendant sept ans rédactrice de Vogue français, et dont il deviendra lui-même le directeur artistique de 1922 à 1925. C’est aux côtés de Condé-Nast (propriétaire de Vogue depuis 1909) que Lucien Vogel se lance dans l’édition en 1921, avec Feuilles d’art, recueil de littérature et d’art contemporain. Participant activement au renouvellement de l’esprit et de la forme des publications de mode, faisant appel à des dessinateurs d’avant-garde, Vogel est surtout de ceux qui comprennent les premiers tout le parti que l’on peut tirer de la photographie, et sa passion pour cette dernière l’engage à créer, six mois après son entrée au comité de direction d’Arts et Métiers Graphiques, le premier journal moderne d’information par l’image en France : le premier numéro de l’hebdomadaire Vu paraît en mars 1928. Actualité brûlante et faits de société y sont traités au moyen d’une mise en page dynamique qui fait appel en large part au pouvoir informatif de la photographie. La formule sera reprise, entre autres, par Life et Paris Match. Lucien Vogel sera poussé à la démission[4] en 1936, en raison de son parti pris pour la République espagnole ; connu pour ses sentiments antinazis, il quittera la France pour les Etats-Unis en 1940 et reprendra en 1945 la direction de Jardin des modes qu’il conservera jusqu’à sa mort.

Œuvre donc dès le début aux destinées d’Arts et Métiers Graphiques un homme convaincu par la photographie et qui participe à l’expansion de la publicité en lui ouvrant largement les pages de Vu. L’équipe d’AMG a compris l’importance que la publicité va prendre, notamment dans le domaine des produits de luxe (l’automobile, le parfum, l’argenterie, la haute couture), et que les grandes firmes industrielles comme les entreprises de distribution (grands magasins) deviennent pour elle des clients potentiels de choix. Le sommaire du premier numéro de la revue en témoigne, mais ce ne sont pas moins de vingt-huit articles exclusivement consacrés à cette activité de création publicitaire qui paraîtront au cours des treize années d’existence d’AMG. Bien qu’intimement liée à la publicité dans l’esprit de Charles Peignot et de ses collaborateurs, la photographie ne s’impose pas immédiatement dans la revue. Les tout premiers numéros lui font une toute petite place, en hors-texte, par le biais de portraits réalisés par Laure Albin Guillot. Dans le numéro 5 (mai 1928), aucune des photographies publiées n’est attribuée. Jusque-là, la photographie reste dans AMG une technique novatrice, moyen de montrer par exemple les nouvelles qualités de l’imprimerie, notamment dans le domaine de la reproduction des couleurs.

Peu à peu, graphisme, publicité et photographie s’imbriquent dans AMG. Son numéro 11 (mai 1929) est mis en pages par Alexey Brodovitch[5]. C’est cette année-là que voit le jour le studio Deberny-Peignot, et le numéro 14 de la revue, au mois de novembre, annonce : «Apportez-nous votre idée, Nous livrons un cliché». Aux manettes photographiques, Maurice Tabard, solidement formé aux Etats-Unis, rentré en France l’année précédente ; Philippe Soupault lui fait rencontrer Lucien Vogel, qui l’impose auprès de Charles Peignot. L’époque consacre un autre photographe, à la technique remarquable opiniâtrement acquise et sans concession : Emmanuel Sougez[6], après avoir ouvert un studio et travaillé, entre autres, pour les magasins du Printemps, dirige le service photo du journal L’Illustration, service qu’il a lui-même fondé en 1926.

Peignot et son studio (avec Tabard), Vogel, Sougez, Brodovitch… Faut-il ajouter à cette liste les noms d’Henri Jonquières (responsable de la mise en page d’AMG et de la rubrique « Actualité graphique »), Carlo Rim (rédacteur en chef de Vu), André Vigneau (responsable du studio Lecram, et bordelais d’origine, comme Sougez) pour que le numéro 16 d’AMG s’intitule « Numéro spécial consacré à la photographie » ? Format 24×35, 170 pages avec reliure à spirales, une couverture où seul le mot « photographie » apparaît, « 130 photographies réunies avec la collaboration de Sougez », un long article de Waldemar George intitulé « Photographie, vision du monde » : paraissant le 15 mars 1930, l’ouvrage sonne comme un manifeste en faveur de la photographie contemporaine vue pour elle-même, et non plus au travers du filtre des catalogues de la Société Française de Photographie ou des nombreuses publications techniques déjà présentes sur le marché. Charles Peignot dira plus tard[7] que ce fut, parmi d’autres, la solution choisie pour renflouer les finances de la revue. Toujours est-il que le succès est immédiat, comme si un vide ne demandait alors que d’être comblé : les 5000 exemplaires sont épuisés dès 1931. Dix albums de même nature vont suivre[8], mais seront chaque année proposés hors collection[9].

L’article de Waldemar George, s’il encadre physiquement la partie centrale entièrement consacrée aux images du n°16 d’AMG, débarrasse aussi la photographie des chaînes qui pouvaient encore la contraindre. Il élève définitivement la photographie au rang des Beaux Arts (« Un homme photographie comme il peint, comme il sculpte, avec les yeux de l’âme »[10], … « les photographes traduisent leur vision extérieure dans le même vocabulaire formel que les artistes, leurs pairs »), et lui donne valeur de témoignage quelles que soient ses qualités intrinsèques ; « Un témoignage et non un document », insiste-t-il. En mettant en scène photographes des champs et photographes des villes, photographie appliquée et photographie plastique, en imposant Eugène Adget (sic) comme précurseur de la modernité photographique, en affirmant la «solidarité» de cette dernière avec l’art plastique contemporain, Waldemar George tente d’attribuer à la photographie un territoire esthétique. « Graphique de la pensée vivante, feuille de température, le cliché [photographique] doit permettre d’étudier la posture esthétique d’une époque », sans que la qualité [technique] de la photographie n’entre en ligne de compte ; l’article, entre philosophie et militantisme, instille malgré lui le poison qui va s’insinuer dans les choix d’AMG tout au long de la décennie.

En effet, Charles Peignot et ses collaborateurs, en faisant appel aux personnalités essentielles des arts et de la photographie du moment, malgré des choix que chacun s’accorde à trouver pertinents jusque dans les années 1934-35, vont cultiver de facto divergences et contradictions. Ainsi Philippe Soupault, dans l’album « Photographie 1931 », est-il conduit à prendre le contre-pied de Waldemar George : « Ce qu’il convient de souligner avec plus de force, c’est qu’une photographie est avant tout un document et qu’on doit d’abord la considérer comme telle. »[11] Dès lors, comment ne pas considérer que le débat interne à AMG sur l’art de la photographie est tellement ambigu qu’il ne pourra rester qu’en deçà d’un paysage critique plus vaste ? Vérité et réalité photographiques, objectivité du photographe s’opposeront donc dans la revue et ses numéros spéciaux aux travers de la présentation d’œuvres de facture et de nature d’une variété extrême : la richesse iconographique et critique nuira à la clarté de l’exposé.

Dans le numéro spécial consacré à la photographie de 1930, l’article de Waldemar George s’ouvre sur une photo pleine page représentant un objectif Hermagis anastigmat Dellor de 310mm de longueur focale ; il s’agit là d’un objectif prioritairement destiné à l’obtention d’images de format 18 x 24 cm. Il est inutile de préciser que ce type d’outil est d’un usage fort peu répandu alors chez les photographes amateurs ; si cette image est symbolique, c’est bien parce qu’AMG entend alors établir une différence entre la photographie «sérieuse» et celle qui ne l’est pas. Car AMG balance aussi entre l’art photographique et la photographie créatrice de richesses, comme celle consacrée à l’illustration et à la publicité. Parmi toutes les photographies d’objets présentées dans ce numéro 16, deux seulement ont servi à la publicité : une de Steichen, et une variante de la célèbre fourchette de Kertesz. En revanche, de part et d’autre du cahier réservé à la photographie, la publicité est étonnamment présente ; il faut citer les présentations pleine page pour Renault, Rolls-royce, Christofle, réalisées par le studio Deberny-Peignot, et les publicités vantant les mérites de cette même maison. Comment concilier l’art et le métier, esthétique « gratuite » et message publicitaire, l’intérêt pour la photographie et les intérêts de la fonderie et de la maison d’édition ? Un grand écart qui peut permettre de penser que l’influence grandissante des graphistes pèsera sur la photographie présentée dans AMG ; nouvelle contradiction : la revue passera d’une volonté affichée de promotion des photographes à la promotion de l’entreprise par les photographies qu’elle publie.

Entre l’art et le métier, AMG ne saurait prendre parti. Ce refus s’impose donc aussi devant la production des photographes qui vivent pour photographier (Laure Albin Guillot, qui semble disposer d’une fortune personnelle, est-elle de ceux-là ?) et celle des photographes qui photographient pour vivre. Ces derniers, directement confrontés à la modernité (donc à son expression photographique) ne peuvent que s’éloigner résolument des pesanteurs du pictorialisme persistant, de cette « photo d’art » dont le concept perdure de nos jours ; c’est la volonté de ne pas choisir, de laisser à chacun sa chance, qui amènera la revue à poser le problème du portrait photographique sous la plume d’Emmanuel Sougez[12]. Partiellement cependant : la représentation humaine à la manière de Kertesz ou de Man Ray ne sera abordée que par la publication de leurs images, pas au travers d’une réflexion critique. Cette dernière, exprimée régulièrement par les photographes eux-mêmes (E. Sougez et Rémy Duval par exemple), ou par des personnalités diverses comme Philippe Soupault, Louis Chéronnet, Pierre Abraham, Yvonne Serruys, ne permettra pas de se faire une idée claire d’une photographie alors tiraillée entre surréalisme et constructivisme, entre plasticité et style documentaire.

L’analyse, du point de vue de la photographie, des ambiguïtés formelles de la revue envisagée dans son ensemble (numéros normaux et suppléments) pose la question de la définition d’un territoire esthétique ; celui-ci est-il propre à AMG ou le devient-il au fil du temps ?

La relation entre Arts et Métiers Graphiques et la photographie souffre-t-elle d’ambiguïtés seulement sur le terrain de l’esthétique ?  En d’autres termes, les choix d’AMG en matière de photographie peuvent-ils être contradictoires si l’on adopte un point de vue politique (au sens initial du mot), ou un point de vue économique ? En somme, la ligne éditoriale de la revue, observée au travers du filtre de la photographie, est-elle aussi ambiguë que les ambitions françaises des années 1930 ?

Parmi les hommes les plus influents de l’entourage de Charles Peignot se côtoient donc Lucien Vogel et Emmanuel Sougez. Ce ne sont pas des intellectuels, au sens où l’entendent Pascal Ory et Jean-François Sirinelli[13] ; aucun d’eux n’est à proprement parler « un homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d’homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie ». Ils ont tous deux en commun d’être des hommes de terrain, et leur destin est indubitablement lié à celui de la presse périodique française des années 1930. La ressemblance s’arrête là : Lucien Vogel est un patron de presse à l’engagement journalistique évident depuis la création de Vu ; Emmanuel Sougez travaille lui à l’ombre de la plus vénérable institution de la presse française, L’Illustration. Lorsque cette dernière publie, quelques jours après la sortie de « Photographie 1931 », un article de Raymond Lécuyer[14] intitulé « Photographies d’aujourd’hui », sur les huit photographies extraites d’ouvrages parus à la même époque que l’album d’AMG, trois sont de Sougez, trois autres de Renger-Patzsch[15] ; ici, « le monde est beau », de la pêcheuse de crabes aux mains jointes en passant par l’aimable joueur de flûte. En revanche, voilà déjà deux ans que Vu a publié des images montrant de jeunes allemands levant le bras droit, main tendue[16]. La coexistence, au sein d’AMG, de deux visions si différentes ne doit-elle pas déboucher sur des contradictions ? L’une de ces deux tendances peut-elle l’emporter sur les questions de l’engagement de la photographie et de la nature de l’événement, au cours d’une décennie qui se révèlera des plus troubles et des plus agitées ? Les problèmes constatés à propos du légendage des photographies dans AMG laissent à penser que là aussi, le choix véritable est celui de n’en point faire. Cependant, un autre point commun entre Vogel et Sougez indique peut-être une piste : il sont tous deux doués d’un véritable respect pour leurs lecteurs respectifs ; c’est entre démocratisation des techniques et élitisme que la revue cherchera, au travers de la photographie, une adéquation à sa clientèle bourgeoise.

Même si on considère que, pendant les années trente, ce qu’on appelle la bourgeoisie est avant tout le fruit d’une classification effectuée en termes de statut social (sécurité de l’emploi, ou fonction dirigeante) et de mode de pensée (largement influencé par les leçons de l’affaire Dreyfus et de la 1ère guerre mondiale), la dimension économique ne peut pas être négligée par le scrutateur de la « méthode AMG ». Pour Charles Peignot, la photographie et la typographie sont « deux manières de salir le papier »[17]; au-delà de la boutade, il faut se souvenir que son auteur est à la tête d’un groupe d’entreprises aux vocations complémentaires. Si l’on pose en ordonnée l’activité industrielle de Charles Peignot, on trouve d’abord l’imprimerie dont il est le seul héritier, puis la fonderie de caractères Deberny avec laquelle il s’associe en 1923, enfin le studio de création publicitaire Deberny-Peignot ; en abscisse, la maison d’édition Arts et Métiers Graphiques, qui édite la revue périodique du même nom, les albums consacrés à la photographie, mais aussi des ouvrages comme le Paris de nuit de Brassaï (en 1933), et la revue Photo Ciné Graphie (qui devient Revue de la photographie en 1936), destinée aux amateurs. La photographie se retrouve, par la force des choses, placée au croisement de ces deux axes, comme un rouage vital, entre concentrations verticale et horizontale. On imagine sans peine que la dureté des temps aura une influence sur les choix d’AMG en matière de photographie, et que se fera jour une nouvelle contradiction : comment promouvoir la photographie en général, alors que l’urgence est à soutenir l’activité industrielle ? La solution ne sera-t-elle pas de publier des photographes au lieu de publier des photographies ? C’est-à-dire de montrer des parcours professionnels ou des modèles d’introspection photographique, quitte à le faire dans les albums au travers d’œuvres de moins en moins marquantes.

L’affadissement plastique de « Photographie » au cours de la décennie va de pair avec un renforcement iconique progressif. Dans AMG, au fil du temps qui mène inexorablement à la mobilisation de 1939, le photographe est de plus en plus jeune, sportif, et son travail exalte de plus en plus les bienfaits de la nature et de la terre nourricière. S’agit-il de l’expression d’une véritable demande sociale d’une France qui ouvre enfin les yeux sur les effroyables dégâts causés par la Grande Guerre sur sa pyramide démographique, et que la peur étreint devant les inévitables catastrophes initiées par le boursicotage et la course à l’industrialisation ? C’est l’ambiguïté du non-dit, du non-montré dans AMG qui cause ce nouveau malaise. Celui-ci ne peut pas être atténué par la lecture d’articles, parus dans les numéros normaux de la revue à partir de 1935, qui, par leur contenu ou leur sujet, viennent confirmer le retour dans les esprits des tentations xénophobes et antisémites, devant la montée des incertitudes guerrières et économiques. La photographie se retrouve ainsi dans Arts et Métiers Graphiques dans un écrin, coincée entre deux France éternelles : celle que voudra bientôt imposer le régime de Vichy, aux valeurs terriennes de labeur et de soumission à l’ordre naturel, et celle dont parlera plus tard Charles De Gaulle à son retour à Paris en août 1944, de liberté et de résistance à l’injustice et à l’oppression. Ainsi, écartelées entre art figuratif et abstraction, bousculées par le surréalisme et l’avant-garde venue d’outre-Rhin, les éditions Arts et Métiers Graphiques ont peu à peu mis au point une photographie, entre « photo d’art » et modernité, qui semble être l’ultime tentative d’imposer une véritable théorisation des genres dans ce domaine, c’est-à-dire un nouvel art officiel et académique en France.    

 

[1] Afflux d’or et de devises à la Banque de France, budget en excédant, records de production et de revenu national, situation de plein emploi ; voir à ce propos La France des années 30 de Serge Bernstein, Armand Colin, Paris, 2002.

[2] Soit de 15 à 20 Euros (2004) environ à une époque où un fonctionnaire du bas de l’échelle perçoit un salaire net mensuel d’environ 135 Euros (2004). L’abonnement annuel passera ainsi de 75 à 94 Euros environ, et le numéro 16 Spécial Photographie du 15 mars 1930 sera proposé au prix de 70 francs, soit environ 40 Euros. Calculs réalisés à l’aide des tableaux de Quid, D. et M. Frémy, éditions R. Laffont.

[3] Lucien Vogel, fils d’Hermann Vogel, peintre et illustrateur, est né en 1886 à Paris ; meurt en 1954 dans la même ville.

[4] Lucien Vogel occupait à Vu le poste de directeur-gérant. Le propriétaire du journal était alors une société anonyme, Les Illustrés français, elle-même aux mains de banquiers suisses qui accuseront Vogel d’afficher ouvertement ses opinions politiques.

[5] Alexey Brodovitch (1898-1971), travaille en France de 1920 à 1930 ; c’est surtout son rôle de directeur artistique de la prestigieuse revue Harper’s Bazaar, de 1934 à 1958, puis son travail d’enseignant atypique qui influenceront profondément la photographie contemporaine. Il termine sa vie dans le sud de la France.

[6] Emmanuel Sougez (1889-1971), après ses études à l’école des Beaux-arts de Bordeaux, se consacre à la photographie à partir de 1911 ; il ouvre son studio à Paris en 1919, après avoir voyagé en Europe (Munich, Berlin, Vienne, la Suisse). Après la Libération, le service photo de L’Illustration devient L’Atelier Sougez (jusqu’en 1955). À la fin de sa vie, il publie deux ouvrages : La photographie, son histoire (1968), et La photographie, son univers (1969), réactualisation de l’histoire de la photographie publiée en 1945 par Raymond Lécuyer. Le titre de l’exposition qui lui a été consacrée en 1993 par le Centre national de la photographie est symbolique : « Emmanuel Sougez, l’éminence grise ».

[7] Cité par Françoise Denoyelle, in « Arts et métiers graphiques, histoires d’images d’une revue de caractères », La recherche photographique, décembre 1987, p. 11.

[8] « Photographie » paraîtra en 1931, 1932, 1934 (pour 1933 et 1934), 1935, 1936, 1937, 1938, 1939, 1940 et 1947.

[9] Quatre ans plus tard, le même principe est adopté pour la publicité : le numéro 42 « Spécial publicité » (août 1934) de la revue est suivi de quatre albums publiés par les éditions Arts et Métiers Graphiques (un album par an de 1936 à 1939).

[10] Souligné dans le texte.

[11] Philippe Soupault, « État de la photographie », dans « Photographie 1931 », Arts et Métiers Graphiques, Paris, 1931.

[12] Emmanuel Sougez, « Deux femmes, quatre-vingts hommes », AMG n°48, 1935.

[13] Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France, de l’affaire Dreyfus à nos jours, Armand Colin-VUEF, Paris, 2002.

[14] Raymond Lécuyer (1879-1950) sera l’auteur d’une histoire de la photographie (publiée en 1945) qui pour la première fois intègrera la dimension artistique de celle-ci ; chroniqueur depuis 1923 à L’Illustration, il y fut le collaborateur d’Emmanuel Sougez dès 1925.

[15] Albert Renger-Patzsch (1897-1966), photographe allemand, chef de file (avec Moholy-Nagy) de la Nouvelle Objectivité en Allemagne au début des années 1920, a publié en 1928 Die Welt ist schön (Le monde est beau), qui devient dès sa parution la bible des photographes modernes. Il participe en 1929 à l’exposition de Stuttgart Film und Foto et publiera au cours de sa vie plus de 35 ouvrages.

[16]« La jeunesse allemande face à l’avenir », dans Vu n°43 du 9 janvier 1929 ; photos International Graphic Press.

[17] Rapporté par Anne de Mondenard, dans Dictionnaire mondial de la photographie, Larousse, 1994, page 488.