Si elle n’est pas déclarée « niçoise », la ratatouille est au dictionnaire un ragoût grossièrement cuisiné, un quelconque mélange hétéroclite, une louche intrigue politique ou policière, ou encore une belle « raclée », synonyme populaire de « volée de coups ». On ne sait pas encore si le troisième ou quatrième couteau qui a, le 27 juillet dernier, à l’heure du déjeuner, aspergé d’une mixture éponyme une sculpture de François Lelong exposée à Brive, l’avait confectionné lui-même ; tout au plus, peut-on supposer que ce couteau en question n’est sans doute pas le plus affûté du tiroir… Et qu’après les lacérations, les coups de fusil, le pipi et le vomi, le rouge à lèvres, l’acide, le marteau de géologue, les explosifs (liste non exhaustive), la dégradation volontaire et contemporaine des œuvres d’art serait depuis quelques années passée en mode culinaire. On ne peut même pas accorder un certain panache aux vandales du casse-croûte : le Van Gogh de la National Gallery n’a pas été aspergé de soupe Campbell, la purée de pomme de terre projetée sur le Monet de Postdam ne venait pas de chez Robuchon et, last but not least, le ratatouilleur briviste du Lelong s’est immédiatement carapaté à l’issue de son méfait. On se perd ici en conjectures : son geste de cantinière désespérée répondait-il à une médiocre acrimonie ou au triste tourment d’un cuisant échec gastronomique ? Plainte déposée, enquête ouverte : notre gâte-sauce saturnal est d’ors et déjà dans une panade qui pourrait le conduire à faire la connaissance des mijotées carcérales et d’un endettement le privant pour longtemps des tables étoilées.
Qu’une dégradation, volontaire ou non, soit effective sur un moulin à légumes, modèle 1928 Passe-vite de chez Simon, ou un objet identifié comme œuvre d’art, il semble que le droit français s’en fiche un peu. Il n’en demeure pas moins que « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer » (c’est le Code civil et son article 1240), et que « la destruction, la dégradation ou la détérioration est punie de sept ans d’emprisonnement et de 100 000 € d’amende lorsqu’elle porte sur […] un bien culturel qui relève du domaine public mobilier ou qui est exposé, conservé ou déposé, même de façon temporaire, soit dans un musée de France, une bibliothèque, une médiathèque ou un service d’archives, soit dans un lieu dépendant d’une personne publique ou d’une personne privée assurant une mission d’intérêt général, soit dans un édifice affecté au culte […] » (et ça, c’est le Code pénal et l’alinéa 3 de son article 322-3-1) ; cerise sur le gâteau : la peine d’amende peut être élevée jusqu’à la moitié de la valeur du bien dégradé. C’est assez chaud pour qu’y goûter réponde à une grande motivation, ou à une immense naïveté ici envisagée comme équivalent psychologique de l’analgésie congénitale.
Dans son article, la presse locale se fait ainsi l’écho de ce malheureux événement casserolier et rapporte les propos de Vincent Rigau-Jourjon, directeur du pôle Arts et Patrimoine du musée Labenche, qui héberge la centauresse de Lelong dans la chapelle Saint-Libéral : « C’est très surprenant de voir ce type d’acte à Brive, et c’est même impressionnant. Notre mission, c’est de la conservation du patrimoine, on ne s’attend pas à cela, surtout sur une œuvre qui n’a pas de dimension politique. » Autrement dit : on est responsables de la mise en sécurité des œuvres qui nous sont confiées, mais on n’avait pas prévu qu’un tel fait se produise au fin fond de notre si belle et si profonde contrée, a fortiori contre un objet qui n’a pour lui que son esthétique et la quête forestière de son créateur. Si la première partie de la proposition est parfaitement audible, il n’en va pas de même de la seconde. Je tique. Et j’objecte. Certes, l’assertion est valable : ni François Lelong, ni Vincent Rigau-Jourjon ne sont des apprentis marmitons dans leur partie respective, et voilà qui fleure bon la conviction de l’artiste et l’assurance de l’administrateur. Mais entre le piano du chef et la fourchette du commensal, il y a un pas à franchir ; ou plutôt quelques marches que le béotien descend en pénétrant dans la chapelle Saint-Libéral, avec le sentiment confus que l’hypothèse de Cicéron, selon laquelle il n’y a pas désaccord entre le jugement du connaisseur et celui de la foule, n’est pas nécessairement vérifiée.
Rien n’est plus politique que la quête des origines, ni l’inlassable exploration des mystères de la mythologie. Penché sur ses fourneaux, François Lelong élabore une sculpture allusive à partir de mélanges sophistiqués et sensibles. Quand on met en scène, à partir d’une culture personnelle polymorphe et de la démarche créatrice, l’inexorable intimité de l’homme contemporain avec sa dimension sauvage qui lui vient du plus profond des âges, on est politique. Quand on interprète par la forme silencieuse l’énigme de nos peurs dans les ténèbres et le tragique de la vengeance, de l’amour et du pouvoir, on est au plus près de la nature humaine, et l’on est politique. Croisant le regard inquisiteur de la centauresse, le vulgus ne saurait disposer du livre de recettes de François Lelong mais, pour peu qu’il ait une âme, il doit répondre : « De qui es-tu l’ennemi, toi qui viens clandestinement dans la forêt de tes craintes et de tes pires désirs ? » L’infatigable questionnement de François Lelong quant à l’attachement que nous vouons à nos sanctuaires est politique. Le nier, c’est nous condamner à ne jamais comprendre le geste de l’enratatouileur ; qu’il soit coup de folie, coup de colère ou de désespoir, ce geste a existé parce que l’œuvre est forte dans ses dimensions esthétique et politique. Car les artefacts de Lelong sont des piques à brochettes sur lesquelles alternent subtilement l’histoire, l’archéologie, l’écologie, l’anthropologie, l’ethnologie ; ne s’agit-il pas là des outils fondamentaux de l’exercice du gouvernement des hommes ?
De la ratatouille sur une brochette créée par Lelong, voilà qui manque cruellement d’élégance et de bon goût ; comme de nier à la dite brochette une de ses dimensions gustatives : celle de donner à savourer, petit à petit, une plus ample compréhension de notre humanité et de notre éternel souci du vivre ensemble.