Chrystèle Lerisse et le mystère du point noir

Bon, je suis planté devant une série de photographies de Chrystèle Lerisse[1]. On a déjà beaucoup et très heureusement écrit sur l’œuvre de Lerisse, et bien mieux que je ne saurais le faire ici ; ainsi, pour le béotien campé au milieu de la foule qui se presse au vernissage (moi, donc), la photographie de Lerisse se résume ainsi : proposition standardisée au service exclusif de l’Essence. Au dehors, c’est carré, petit, argentique, monochrome noir & blanc ; en dedans, c’est l’univers en expansion sur le plancher des vaches. L’un n’existant pas sans l’autre, c’est l’expérience sensible de la non-dualité au secours de la méditation photographique.

Les photographies que Lerisse nous donne à voir, dans toute leur finesse de tons et leur netteté floue (ou l’inverse), ne sont pas exemptes de caractérisation. Bien que l’on soit ici loin de l’hypotypose, l’artiste nous prend doucement par la main pour nous aider à franchir les portes de la Nature des choses. Il n’y a pas de heurt dans les photographies de Lerisse, on y chemine sans bruit en un espace infini. Sauf que…

Sauf que je suis planté devant une des 28 photographies de l’exposition, et que je ne peux plus décrocher mon regard d’un minuscule petit point noir. Très noir. Rond. Absolument petit, noir, et rond. Désarroi du béotien. Au moins, quand Daniel Arasse s’écrie[2] : « […] Vous trouvez ça normal, vous ? Dans le somptueux palais de Marie, au moment (ô combien sacré) de l’Annonciation, un gros escargot qui chemine, yeux bien tendus, de l’Ange vers la Vierge, vous n’y trouvez rien à redire ? Et au tout premier plan ! Pour un peu, on verrait la piste que sa bave trace derrière lui ! […] »[3], a-t-il la solution de l’iconographie pour entamer sa réflexion ; vient ensuite la perspective, puis la marque de la limite de la représentation. Le béotien (moi, donc, devant le petit point noir au milieu de la photographie) n’a rien. Le point noir de Lerisse n’est pas l’escargot de Cossa. Même pas le punctum de Barthes ! Au point où j’en suis, j’appelle à mon secours toutes mes faibles ressources…

Car voyez-vous, je crois en la totale souveraineté de l’artiste au moment de la proposition. Que puisse survenir, ici où là, quelque imprévu dans le temps de la création, je peux (à la limite) le concevoir. Mais quand l’artiste décide de montrer, c’est en conscience. Donc le petit point noir n’est pas là par hasard, ni « par l’opération du Saint Esprit », comme disait ma grand-mère devant certaines manifestations de l’extrême complexité du monde. Ici, le mystique pointe son nez… « [L’invention mystique doit paraître] d’un génie facile, plutôt que d’une pénible réflexion », écrivit De Piles[4]. Certes, on pourra m’objecter qu’il s’agit là de peinture ; mais je me trouve bel et bien, reductio ad principium, devant une image en deux dimensions, une image de la représentation, devant une « imitation de la Nature ». Donc le détail (ce fichu point noir) fait partie de la « machinerie », cette machinerie qui organise le « tout-ensemble », « [cette] subordination générale des objets les uns aux autres qui les fait concourir tous ensemble à n’en faire qu’un. »[5]

Peut-être avez-vous pensé que j’évacuais un peu vite le punctum[6]. Barthes en retient le sens de « piqûre », et de la blessure qui en résulte, mais en l’associant pour la photographie au détail tel que l’envisagent Arasse et De Piles ; le punctum est ici superfétatoire parce que Barthes le combine au « coup de dés », au hasard, et n’en retient pas les significations d’une subtilité toute latine. Car le point mathématique de Cicéron et le point du fléau de la balance qui indique l’équilibre me conviennent mieux (désemparé face à ce point noir incongru, il faut bien que je me facilite la vie, n’est-ce pas ?). Alors mon punctum personnel est bien plus qu’un détail : élément d’une droite parfaitement d’aplomb, ce point noir dans la photographie me rappelle à la fois ma propre verticalité et la conséquence ultime de la gravitation. Pas étonnant que je reste planté devant ce minuscule point noir, tant il est lourd et pourtant en parfait équilibre dans l’espace. Mais oui ! Ce point noir est si parfait qu’il « flotte » !

Et enfin le soulagement me gagne… Puisque ce fichu point noir flotte dans l’espace de la photographie, j’en accepte le mystère : il ouvre toutes les voies possibles puisqu’il est à la fois balise et direction. Peut-être même est-il trou noir, comme ce curieux objet astrophysique que l’on ne peut pas vraiment voir mais dont l’existence s’impose par l’observation indirecte. Point ou trou noir, il entre en contraste parfait avec son environnement (le reste du « dedans » de la photographie). Le point noir et le « reste » attestent de leurs existences respectives sans pour autant démontrer leur réalité référentielle (là, je vous laisse imaginer tout ce que vous voulez). Tous deux m’indiquent ainsi l’existence d’une vérité : mon expérience sensible devant la photographie est vraie, parce que la photographie a été conçue dans cet objectif quasi brahmanique, à la fois de provocation et d’immanence. Sacré petit point noir, va !

Bon, juste à gauche de cette photographie au point noir, il y en a une autre, d’où émerge un tout petit triangle noir. Très petit, très triangulaire, très noir…

Voir le site internet de l’artiste.

[1] Solitudes des tables, c’est un livre (Éditions ZA, 2022) de 28 photographies de Chrystèle Lerisse et, pour quelques semaines, une exposition (du 10 septembre au 15 octobre 2022, au 27, avenue Georges Dumas, Limoges) de ces photographies, accueillie par les Éditions Dernier Télégramme.

[2] Devant L’Annonciation de Francesco del Cossa (vers 1470-1472, Gemäldegalerie, Dresde).

[3] Daniel Arasse : « Le regard de l’escargot », in On n’y voit rien – Descriptions, Éditions Denoël, Paris, 2000, p. 31.

[4] Roger De Piles : Cours de peinture par principes (1708), réédition de 1766 chez Arksée et Merkus, p. 58.

[5] Ibid., p. 100.

[6] Roland Barthes : La Chambre claire, Éditions de l’Étoile, Gallimard, Le Seuil, Paris, 1980, p. 47 à 54.

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